Anne LEFLAIVE (1899-1987)

Depuis sainte Geneviève, les vierges consacrées font monter vers Dieu, du cœur du monde, le don de leur vie offerte. Mais sait-on que cette consécration fut interdite par Rome de 1927 à 1970 et qu’Anne Leflaive fut l’humble ouvrière de cette renaissance ? La petite Thérèse comparait les religieuses à « Moïse sur la montagne » (Ex 17,9) ; les vierges consacrées dans le monde seraient alors comme Josué dans la plaine pour « collaborer magnifiquement au travail divin dans la société présente. »

La vie d’Anne Leflaive semble placée sous le signe de l’Épiphanie : elle naît le 6 janvier 1899 et reçoit la consécration des vierges le 6 janvier 1924. Elle est amenée plusieurs fois, comme les mages, à prendre « une autre route », écartée des responsabilités qu’elle exerce ; mais, comme par une étoile, Anne est guidée par sa vocation : Ma mission, c’est de vivre si intensément la Consécration des vierges du pontifical romain que, par le fait même, la dignité de cette Consécration soit remise en honneur dans l’Église.

Fille de patron et ouvrière

Anne Leflaive, première d’une famille de six enfants, naît le 6 janvier 1899 à Saint-Étienne où son père dirige une usine métallurgique. Mais le lieu qui comptera dans sa vie est le château familial de Cuirieu, près de La-Tour-du-Pin dans l’Isère. Instruite à domicile par des professeurs particuliers, elle avoue qu’elle a peu travaillé malgré ses qualités littéraires indéniables. Elle révèle pourtant une nature enthousiaste, effervescente, joyeuse, même si elle reste capable de prudence, de rigueur et de réserve.

Fille de patron, elle est très tôt sensibilisée au problème social chaque jour plus menaçant. Dès l’âge de 12 ou 13 ans, elle est admise à prendre part aux repas où étaient invitées de nombreuses personnalités de l’industrie, de l’armée, de la marine, de la politique dont elle écoute les conversations avec attention. Anne fait même, à 20 ans, dans une usine de tulle, un bref apprentissage « pour mieux comprendre les problèmes de vie des jeunes filles travaillant dans l’industrie textile ».

« Comme une carmélite dans le monde »

Très jeune, à cinq ou six ans, elle fait l’expérience de la présence divine ; devant la beauté d’un coucher de soleil, elle entend une voix lui dire : Viens à moi, je suis la Beauté qui ne passe pas. Elle cherche souvent la solitude pour prier. Elle lit à 13 ans la vie de sainte Thérèse de Lisieux et s’offre à Jésus pour être bien à Lui et à Lui seul. Pendant la nuit de Noël 1915 – elle va avoir 16 ans – elle entend ces paroles comme si elles étaient prononcées par quelqu’un qui se trouverait à côté de moi : Va en paix, tu es à moi pour toujours. Elle connaît trois ans de sécheresse et d’aridité avant de recevoir, en la fête du Sacré-Cœur 1918, la certitude qu’elle sera « comme une carmélite dans le monde ».

Deux rencontres sont déterminantes pour la vocation d’Anne : celle de l’évêque de Montpellier, Mgr de Cabrières, et celle de Marie Reynès qui avait été consacrée en 1916 par le rite de consécration des vierges, selon le cérémonial attribué au pape saint Léon le Grand. Les consacrées des premiers siècles, à l’image de sainte Geneviève, s’engageaient à titre définitif dans leur état virginal, entièrement vouées à Dieu et menant une vie de prière et de service, isolées, groupées ou en famille. Elles se raréfièrent au cours des siècles au profit des ordres religieux, mais Mgr de Cabrières voulait la renaissance de cette vie de consacrées en plein monde.

Devenu le père spirituel d’Anne en mai 1920, il lui parle de cette consécration. Anne hésitait entre la virginité au Carmel et l’action sociale. Dès lors, sa décision est prise. Mais elle n’a que 22 ans et l’âge minimum requis est de 25 ans. Qu’à cela ne tienne ! Anne décide de se consacrer le jour de ses 25 ans. Des obstacles se dressent : la mort du cardinal de Cabrières en 1921 puis celle de la jeune sœur d’Anne, Magdeleine, en août 1922. Mais Anne continue à se préparer par un emploi du temps rigoureux, par une vie de prière et un travail intellectuel et théologique. Le 6 janvier 1924, à Paray-le-Monial, elle est consacrée par Mgr Chassagnon, évêque d’Autun.

Quinze ans pour la jeunesse féminine

Anne souhaite servir l’Église en se mettant au service des associations et fédérations de jeunes filles qui naissent et se multiplient à cette époque. Elle songe à un service diocésain, mais Mgr Chassagnon lui demande en 1926 de créer un Secrétariat national des fédérations diocésaines qui veillerait à préserver, dans chaque diocèse, l’initiative et l’autorité de l’évêque sur la jeunesse féminine. Anne accepte avec l’appui de Mgr Chollet, évêque de Cambrai.

Quelques exemples parmi les sujets traités nous montrent le réalisme et l’ouverture de la formation donnée aux jeunes filles de cette époque : le salaire féminin (pourquoi est-il inférieur, à travail égal, à celui de l’homme ?) ; l’équilibre du budget familial ; les critères d’un choix professionnel (valeur et avenir d’une profession) ; le vote des femmes, un droit « injustement refusé » ; la crise de la conscience professionnelle, causes et remèdes.

Malgré le soutien de Mgr Chollet, Anne est perpétuellement contestée et entravée pour la création et la vie de cet organisme, jusqu’à la réunion de juin 1945 où le Secrétariat est dissout : À la suite de cette décision, mes amies et moi avons détruit les archives de ce Secrétariat. Cela m’a fait très mal. Quinze années de travail anéanties.

Parallèlement, depuis 1927 où un décret de Pie XI réserve la consécration des vierges aux seules religieuses, Anne travaille à une étude sur la Consécration afin de contribuer à ce que celle-ci puisse à nouveau être dispensée à des femmes vivant dans le monde. Elle est appuyée par Mgr Chassagnon : Faites connaître vos idées, vous aurez toute l’aide nécessaire. Elle publie donc en 1933, sans signature, son Étude sur la Consécration des Vierges du Pontifical romain et la distribue aux évêques et cardinaux : C’est ainsi qu’elle vint entre les mains de Son Éminence le Cardinal Pacelli [le futur Pie XII] qui l’apprécia, appréciation qui est à la base de cette sorte d’affection que veut bien me témoigner le pape actuel, écrit Anne en 1941.

Un « séminaire féminin »

Mgr Feltin (Sens) lui propose alors de créer une sorte de pépinière de futures vierges consacrées, un organisme ouvert aux âmes de bonne volonté éprises de cet idéal, dans l’espoir que soit levée l’interdiction de Rome. Ce projet est désigné sous le nom de Missionnaires séculières d’action catholique. Anne s’y consacre à partir de 1939. Pour Mgr Feltin, il s’agit de créer un véritable séminaire féminin, estimant que les évêques ne seront vraiment forts que lorsqu’ils auront en main un personnel féminin comme ils ont un personnel masculin avec le clergé séculier. En juin 1943, Anne commence des sessions de formation sur la base de 14 conférences.

Mais elle est en butte à l’hostilité de « personnalités importantes ». Une équipe nationale de 14 membres est constituée en août 1946, mais une réunion qui a lieu à Paris le 30 novembre 1946 décide l’éviction d’Anne : C’est affreux d’avoir à vous demander cela, lui annonce la déléguée de l’équipe, d’autant plus que nous n’avons rien à vous reprocher. Le 1er décembre, cette décision lui est annoncée officiellement : Toutes pleuraient en m’embrassant. Cette porte qui s’est refermée devant moi a été le moment le plus affreux de mon sacrifice. C’est elle qui doit réconforter Mgr Chollet, durement ébranlé par la nouvelle.

Biographe et romancière

Dès sa jeunesse, Anne manifestait des qualités littéraires certaines. En 1922, après la mort de Magdeleine, elle rédige une courte biographie de sa sœur et écrit en 1934 son Étude sur la Consécration des Vierges. En 1943, pour subvenir aux besoins des Missionnaires Séculières, elle retrace l’histoire de Valérie Mazuyer, dame d’honneur de la reine Hortense, intitulée Sous le signe des Abeilles et couronnée par l’Académie française. Anne Leflaive après 1946 décide donc de se consacrer à l’écriture.

C’est une autre biographie, Stéphanie de Virieu, la sœur du grand ami de Lamartine, qui paraît en 1947, où l’on relève cette phrase de Stéphanie à l’abbé Dupanloup et qui correspond bien à la pensée d’Anne elle-même : La femme est faite pour l’homme, sans doute, mais avant d’être faite pour l’homme, elle est faite pour elle-même et pour Dieu. Féministe, Anne le fut très tôt, à sa manière c’est-à-dire à la fois exigeante, lucide, mesurée et raisonnable.

Son seul roman, Armes de Lumière, relate l’expérience des Missionnaires séculières. On y lit, dans l’homélie de l’un des personnages, l’évêque du lieu : Demeurez avec votre prochain. Acceptez le sort commun des hommes. Le Christ a vécu parmi les gens de son temps. Huit ouvrages suivront, dont cinq biographies, mais Anne va chercher à s’employer autrement.

Au service du patronat

En 1946 est créé le C.N.P.F., conseil national du patronat français, dans le but de représenter les chefs d’entreprise auprès des pouvoirs publics et d’étudier les moyens permettant d’améliorer les conditions de la vie économique et sociale du pays. Anne s’engage à son service en 1949 : J’ai beaucoup appris à n’être qu’une salariée. Jusqu’en 1972, sa tâche consiste à dépouiller un grand nombre de publications et à préparer les contacts que le président du C.N.P.F. a à prendre avec des personnalités catholiques ; bien que ce soit un organisme neutre, il doit connaître les évolutions des milieux religieux sur les questions sociales.

Anne se rend donc chaque année à Rome. Mgr Montini (le futur Paul VI) en 1952 l’encourage à réfléchir sur les questions sociales : Dans la doctrine sociale de l’Église, en dehors des points qui s’imposent à tous les fidèles au nom de l’obéissance, un assez vaste champ est laissé à la libre discussion. En même temps, elle s’entretient avec les plus hauts dignitaires romains du renouveau possible de la consécration des vierges accordée aux femmes vivant dans le monde. Pie XII l’assure en 1952 de son intérêt pour la question : Je vous suis avec affection.

Une « étoile dans le soir »

En 1962, au cours de la première session du concile Vatican II, un évêque demande que soit révisé le rituel de la consécration des vierges. Le 31 mai 1970, le rite est révisé. Le nouveau texte affirme sans équivoque la possibilité de sa dispensation aux femmes vivant dans le monde : l’interdiction de 1927 est levée. Anne est comblée de joie.

L’arthrose dont elle souffre depuis longtemps s’aggrave, limitant de plus en plus ses possibilités de déplacement : Je vis au ralenti. Son dernier livre, Madame Swetchine, est une méditation sur la vieillesse et la fin de la vie : Le troisième âge est celui où grâce à la lecture et aux contacts avec les autres on découvre mille facettes des réalités au milieu desquelles on marchait sans en avoir conscience.

Deux jours avant l’Assomption, le 13 août 1987, Anne ferme les yeux sur ce monde. Marquée par le mystère de l’Épiphanie, elle fut durant 88 ans, comme Madame Swetchine, une sorte d’étoile qui brille dans le soir pour orienter le chemin de ceux qui avancent à tâtons dans la nuit.

Pour en savoir plus, lire :

Anne Leflaive, une vie pour la renaissance d’une vocation oubliée, de Jacqueline Roux, éd. F-X de Guibert Paris 2004.

Cet article est paru dans la revue Feu et Lumière de juin 2004.

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