Professeur en anthropologie théologique et en théologie morale fondamentale, Laetitia Calmeyn vit sa virginité consacrée comme le lieu de ses épousailles avec le Christ. Lieu du salut, du don de toute sa personne, et au service du diocèse de Paris.
C’était au cœur de l’été. Nous passions nos vacances en famille au bord de la mer du Nord. J’avais 4 ou 5 ans. Depuis quelques temps déjà, je vivais l’impossibilité de recevoir le corps du Christ – du fait de mon jeune âge – comme une privation. Si bien qu’en ce jour estival où le prêtre me présenta l’Eucharistie à la messe, j’eus un sursaut de conscience : que devais-je faire ? « Si Jésus se donne à moi, je ne peux pas refuser, je me donnerai à lui », me suis-je dit. Cette pensée a marqué un premier désir de consécration au Christ. L’Eucharistie était un don immense qui m’était fait et qui suscitait une soif d’y répondre de toute ma personne. Je ne le formulais pas ainsi à l’époque, mais j’avais cette impression très forte de lui appartenir, et n’aspirais qu’à davantage. Cette première communion ne fut pas accidentelle mais la réponse à une quête profonde. De fait, je crois que la vie m’y avait préparée et que le Seigneur l’avait permis.
Une première expression de cette offrande au Christ
Une première expression de cette offrande au Christ fut l’envie de prendre soin des gens, en parallèle à l’approfondissement de la Parole de Dieu. J’ai été très marquée, jeune, par le dévouement de mes parents, et par la vie de prière animant notre famille au quotidien. Mon père, qui allait à la messe tous les matins, vivait son métier de maire de façon très humaine. Ma mère, elle, élevait ses six enfants, tout en rendant visite, en ma compagnie parfois, à des personnes âgées. Son « oui » quotidien, le soin de ses gestes, son attention à la vulnérabilité, sont restés imprimés en moi. Telle était sa manière de vivre la foi : en actes, dans la charité, sans trop de paroles, dans la gratuité. A la maison, il nous arrivait de recevoir des enfants du juge, ce qui nous plaçait face à une réalité difficile, à nos limites, et nous invitait à sans cesse ouvrir les portes de notre cœur. L’attention, l’hospitalité de mes parents ont été de vrais choix pour nous orienter vers ce qu’il y a d’important dans la vie. Je vois à quel point c’est dans cet apprentissage au service de l’humanité que l’on apprend le plus : le cœur d’une vie est dans ce don qu’on peut faire aux autres. Et il est possible parce que Jésus se donne. D’avoir un petit frère trisomique nous a appris à avancer sur ce chemin d’humanité. Mes parents m’ont rendue attentive à la dignité d’une personne, à son accueil, et aux regards qui ouvrent ou ferment un espace de croissance. Lorsque Gregory est venu au monde, ils ne nous ont pas annoncé son handicap. C’était Gregory. Bien plus tard, maman m’a dit : « Tu vois bien, il est différent, mais c’est ton petit frère. » Il n’y a jamais eu plus de discours, et je trouve cela très bien.
Engagée dans des études d’infirmière
En m’engageant dans des études d’infirmière, j’ai ainsi suivi un désir du cœur : être au plus près des personnes, de la vulnérabilité. Ce métier m’offrait aussi de vivre l’éthique et la morale, moi qui étais habitée par les problèmes du bien, du mal, de la dignité. Pendant toutes ces années, la question de la vie consacrée m’habitait sans savoir comment elle prendrait forme. Mais j’avais au fond de moi l’assurance très paisible que ces études me permettraient d’approfondir la manière dont je me donnerais à Jésus. Cela ne m’empêchait pas de tomber amoureuse ! A un moment donné j’ai même réfléchi à des fiançailles. Mais plus j’avançais et plus je mesurais que mon cœur était pris par quelqu’un d’autre. C’était flagrant, impressionnant. Le bonheur que je me plaisais à m’imaginer – une vie de famille nombreuse – ne correspondait en fait pas à celui qui m’était réellement offert. Un jour, il m’est apparu très clairement que j’étais appelée au célibat pour le royaume. La grâce que j’ai pu vivre jusque-là, c’est de voir la beauté et la bonté du cheminement amoureux, ainsi que d’envisager le mariage. Je suis en effet convaincue qu’on ne peut pas entrer dans la vie consacrée par peur ou défiance de ce dernier : il faut d’abord profondément aimer la vie conjugale et familiale. Sans cela, je ne pourrais pas enseigner la théologie morale familiale.
“J’aspirais profondément au corps eucharistique de Jésus”
A cette même période, je découvrais aussi que j’aspirais profondément au corps eucharistique de Jésus, tel qu’il s’exprimait à travers son humanité et en particulier les souffrants. J’en pris notamment conscience lors d’un séjour à Calcutta, auprès des sœurs de la Charité. Prise de répulsion le premier jour, dans ce qu’on appelle « le mouroir », je m’étais réfugiée dans la chapelle des sœurs, face au saint sacrement. En contemplant Jésus présent, « Ceci est mon corps », et ce corps abimé de l’humanité à qui je voulais apporter secours, j’ai vu à quel point j’avais besoin d’être sauvée. Pauvre parmi les pauvres, je devais me mettre à la suite de quelqu’un d’autre pour suivre ce désir profond de porter soin aux autres. L’Eucharistie, la présence réelle, m’a permis de retourner au « mouroir ». La pauvreté que je cherchais au loin, était en fait dans mon cœur. Il me fallait l’accueillir telle qu’elle m’était donnée, dans un hôpital proche de chez moi en Belgique.
Infirmière en soins palliatifs
En tant qu’infirmière en soins palliatifs, mes idéaux se sont trouvés confrontés aux difficultés du terrain et à ses contradictions d’un point de vue éthique. Mon regard sur les questions liées au début et à la fin de la vie, au respect et à l’accompagnement du patient, se plaçait au niveau de ma foi, d’un point de vue intuitif. Il me manquait le langage pour dialoguer en vérité avec les infirmières, les médecins, les patients et leurs familles. Les jésuites, côtoyés dans le foyer de jeunes où je vivais, m’ont encouragée à me former, en philosophie et en théologie. Au fil de ces études, j’ai pu accéder à un langage qui me donnait d’être de plus en plus moi-même. L’infirmière est auprès du corps de l’humanité. L’étudiante en théologie apprend à nommer à la lumière du Christ ce corps de l’humanité, tout en ne s’y éloignant pas. Lorsque j’ai quitté mes patients pour la théologie, je me sentais encore plus proche de ces derniers. L’étude de la Tradition ne se présente pas d’abord un travail d’érudition mais une découverte émerveillée de ce Corps du Christ auquel j’ai toujours aspiré, depuis ma première communion. Petit à petit, je réalisais que mon lieu était le corps de l’Église, au service de l’humanité. L’anthropologie et la théologie morale s’enracinaient dans l’étude des Écritures qui me donnait de découvrir le sens de l’histoire, de la vie et de l’agir de l’homme d’aujourd’hui. Le père Albert Chapelle, jésuite moraliste, fondateur de l’Institut d’Eudes Théologiques de Bruxelles, m’a particulièrement accompagnée sur ce chemin : pour lui, on ne pouvait pas faire de la théologie sans poser dans le même temps un acte de foi, pas parler du Christ, sans vivre de Lui.
Enseignante au Collège des Bernardins
C’est en enseignant l’anthropologie théologique aux Collège des Bernardins que la vocation de vierge consacrée est venue avec une certaine force. En exerçant la mission, mon amour de l’Église est devenu de plus en plus palpable. Je vivais déjà le célibat pour le Royaume, mais mon désir était de le vivre en communion avec ce corps de l’Eglise, manifesté dans le visage diocésain. La vocation de vierge consacrée exprime cet enracinement. Si, la maternité exprime la vie de communion, la virginité nous associe à la source de vie, à cet Esprit qui nous habite et nous guide. La figure la plus représentative est la Vierge Marie, fille d’Israël, fille de Sion, elle qui a vécu l’offrande de soi jusqu’au bout, en donnant la vie à son Seigneur, en donnant la vie de son Seigneur. La consécration reçue de l’évêque a donné un sens nouveau à ce que je fais. Alors qu’avant je disais volontiers « Je donne ma vie pour Jésus », depuis ma consécration, je dis plutôt « Ce n’est pas ma vie que je donne, c’est la Sienne. »
La vierge témoigne de la vie que Dieu lui donne, du salut de Dieu
La vierge témoigne de la vie que Dieu lui donne, du salut de Dieu et est appelée à intercéder en s’unissant à l’Église et à sa prière. Je n’ai pas d’autre communauté que celle qui m’est donnée : l’Église diocésaine, ma paroisse, mon lieu de mission, le quartier dans lequel je vis, les amitiés, les relations au quotidien. A l’heure où on aurait tendance à s’enfermer dans une attitude de défiance vis à vis des autres, cette vocation invite, à travers le don qu’elle signifie au Christ, à tisser des relations de confiance et de fraternité. Il s’agit de vivre en tant qu’épouse du Christ. Est-ce que dans ma vie et ma mission, à travers mes activités je témoigne de cette union? Je crois qu’on ne fait pas la vaisselle, qu’on n’écoute pas la musique, ou qu’on ne va pas à la boulangerie de la même manière ! Deux mois avant ma consécration, j’ai été quelques jours malade, prenant dans le même temps conscience qu’en répondant à cette vocation, je m’apprêtais à traverser ainsi les moments difficiles : dans la solitude, unie à Jésus. « C’est à travers ça que tu rejoindras le monde, au quotidien », ai-je pensé dans un second temps. Beaucoup de personnes sont confrontées à des situations similaires. En priant et en remettant au Christ ces solitudes et souffrances, ces joies aussi, je m’unis à elles. Jean Paul II nommait cette communion très profonde entre les hommes le « monastère invisible ». Ce petit épisode de maladie saisonnière m’a permis d’avancer dans la consécration. De même, j’ignore comment se déroulera l’avancée dans l’âge. Je suis comme tous les célibataires face à ce vaste point d’interrogation. Je le partage avec eux, en tant qu’épouse de Jésus, et en étant assurée que l’avenir et la mort qu’Il me donnera seront un lieu de communion. Cette assurance me confirme dans ma vocation.
Le célibat pour le Royaume implique de vivre la chasteté
Le célibat pour le royaume implique de vivre la chasteté dans sa radicalité. La virginité est cette intégrité que l’on reçoit dans notre union au Christ, et ne peut se vivre que dans la pauvreté et l’obéissance, dans une docilité à l’Esprit Saint. Ce charisme je l’exerce au service de la formation en théologie, et en particulier à celle des futurs prêtres, ce qui est à mes yeux très important. C’est la relation au corps du Christ qui a conduit toute ma vie. En formant des prêtres, qui sont appelés à célébrer la mort et la résurrection du Christ, je n’ai pas l’impression d’être éloignée de mon métier d’infirmière, mais, au contraire, d’en être au cœur : je les aide à dire « Ceci est mon corps », et de le faire en tant que femme apporte une autre dimension à celle filiale évêque-prêtre.
La virginité dont nous témoignons d’abord est celle du Christ
La virginité dont nous témoignons d’abord est celle du Christ qui s’est intégralement donné. Il s’agit de revêtir Son regard sur son humanité : un regard d’espérance, de miséricorde, de pardon sur l’humanité. Pas tant de communiquer ce dont on vit, que de reconnaître le salut au cœur de l’autre. Chaque personne que je rencontre me dit quelque chose de ce salut, qu’elle soit baptisée ou non, car Jésus est mort et ressuscité pour tout homme. Et, que ce dernier en ait conscience ou pas, il en a gardé une trace, lieu de la virginité. Pour moi, la virginité est un signe de salut : si je peux être chaste et charitable, c’est bien parce que tous les jours je suis sauvée. Cette consécration n’est pas statique, elle est dynamique. Je dois faire de petits choix de vie au quotidien, renoncer à certaines choses, pour entrer davantage encore dans l’intégralité du don. Et sans cesse resituer, orienter, enraciner les sentiments qui m’habitent.
Je perçois au quotidien à quel point seul le Christ peut nous demander de renoncer au mariage et à la famille. Nous sommes naturellement faits pour nous aimer et donner la vie. Ce sacrifice, cette privation est possible car c’est le Christ que nous mettons au monde. Je peux dire « oui » à une mort très profonde en moi – en n’ayant pas de descendance, en ne vivant pas l’union charnelle – que si plus profondément que cette mort, la Résurrection du Christ m’est donnée. Si on ne veut pas être aigrie dans le célibat, il est important de découvrir à quel point le Christ nous rejoint dans cette solitude originelle, dans les profondeurs de notre être, cœur duquel jaillit alors une source de fécondité, ouvrant à la communion. Cette grâce d’intercession nous traverse entièrement et est source de vie pour l’Église. Je ne suis pas asexuée et c’est ma relation au Christ qui me donne accès à la féminité, aux autres, à tout ce que je suis. Et à mon cœur de chair, vivant.
Interview : Anne-Laure Filhol, avec l’aimable autorisation de l’hebdomadaire “La Vie”
Photo © Elisabeth Vilain